Tomi Ungerer est célèbre pour ses satires sociales et ses contes pour enfants teintés d’irrévérence. Qui aurait cru que ce génie alsacien, né à Strasbourg en 1931, deviendrait la muse d’une pléthore d’artistes contemporains grâce à son esprit espiègle et son humour mordant ! De l’illustration à la bande dessinée, en passant par le design graphique et le dessin satirique, Ungerer a laissé une empreinte indélébile sur la créativité moderne. Et si nous plongions dans l’univers décalé de celles et ceux qui, comme Ungerer, osent jouer avec les frontières de l’imaginaire ?
L’affiche humoristique
C’est en tant qu’affichiste que Tomi Ungerer débute sa carrière aux États-Unis, avant de se faire remarquer par un éditeur. Et l’art de l’affiche ne le quittera jamais, même lorsqu’il s’éloignera du livre pour enfant entre les années 1970 et 1990. Ses créations, on les reconnaît au premier coup d’œil par leur humour décapant ! Comme cet éléphant qui trempe sa queue dans un pot de peinture, qui orne aujourd’hui la couverture de notre numéro dédié à l’illustrateur. Projet d’autopromotion pour l’agence publicitaire Robert Pütz, pour laquelle il réalisait d’ailleurs des commandes destinées à des marques, la représentation interroge : Tomi serait-il lui-même le pachyderme peintre ?
- © Tomi Ungerer / Centre international de l’illustration de Strasbourg
- © Thomas Baas
Strasbourgeois comme lui, Thomas Baas a grandi entouré de l’art de Tomi Ungerer. Enfant, il était fasciné par ses contes, puis adolescent par ses recueils de dessins érotiques. Adulte, il garde dans son esprit cette touche d’humour tout alsacienne, qu’il utilise lui aussi à bon escient… dans ses affiches ! Des couleurs franches et joyeuses, et des messages avec plusieurs niveaux de lecture, comme dans cette publicité pour un fromage : un mont à gravir qui prend la forme d’une tranche de meule, et qui rebondit aussi bien sur le produit que sur l’origine pyrénéenne de la marque.
S’inspirer des maîtres alsaciens
Hansi, Grandville ou encore Gustave Doré : voilà des noms que tout Alsacien connaît bien. Et pour cause, ce sont quelques-uns des premiers illustrateurs à succès à avoir démocratisé cet art au 19e siècle. Mais l’Alsace se targuait déjà d’une longue histoire d’amour avec l’image. Berceau de nombreux graveurs dès le Moyen Âge, elle se distingue tout au long de l’époque moderne avec son imagerie, notamment celle d’Épinal. Des images pieuses ou documentant la campagne alsacienne, avec des couleurs douces imprimées en aplats au pochoir, cernées de traits noirs pour définir les formes (comme un coloriage ou un vitrail). Ces images, répandues dans la région et même sur tout le territoire français, ont ainsi nourri l’imaginaire populaire, tout comme celui de Tomi Ungerer.
Icinori, un duo d’artistes regroupant Mayumi Otero et Raphaël Utwiller, admet avoir trouvé dans l’art de Tomi Ungerer une grande source d’inspiration. Et il partage avec lui cette passion des images anciennes. Dans leur art hybride, tant dans le mélange de techniques, de formes et de références, Icinori croise ainsi l’imagerie populaire à l’estampe japonaise, créant une symphonie de couleurs qui explose dans leurs livres illustrés, tels que Issun Boshi (Actes Sud Jeunesse) ou tout récemment Merci (La Partie).
- © Icinori, Issun Boshi, éditions Actes Sud Junior
- © Icinori, Merci, éditions La Partie
Un dessin au trait qui se suffit
Avec son œuvre tout entière, Tomi Ungerer a involontairement résolu un débat ancien de l’art : qui de la couleur ou du dessin prime ? Le dessin, entendu sans couleurs, fut longtemps associé aux marges de la création : croquis préparatoires (pour des œuvres peintes) ou images populaires au trait véhiculées par les livres bon marché. Mais au 18e puis au 19e siècle, le développement des techniques de gravure et d’impression ont fait découvrir aux critiques la qualité artistique du dessin. On a alors pu assister à des renversements de dogme, certains affirmant que le trait était désormais plus important que la couleur. Tomi s’est bien vite affranchi de tous ces préjugés. Ses dessins sont peints, ses peintures sont dessinées. Son trait est toujours visible, et s’accompagne parfois d’un peu de couleurs, d’autres fois de beaucoup, ou encore d’aucune !
Un amour du trait qui a, à l’époque, un peu chamboulé le monde de l’illustration pour la jeunesse, encore très attaché à la couleur. Un trait qui est aussi devenu la marque de fabrique de Tomi Ungerer, et qui a beaucoup inspiré Martin Jarrie – un peintre initialement naturaliste – dans son art illustré. Dans ses œuvres parfois presque métaphysiques, il mêle grands aplats de couleur et motifs aux traits épais, ou encore figures réalistes et motifs géométriques voire abstraits. Martin Jarrie, comme Tomi Ungerer, s’affranchit des contraintes imposées par ceux qui aiment ranger les artistes dans des cases !
- © Martin Jarrie, Des pensées sans compter, éditions L’édune, 2011
- © Guillaume Chauchat, Je suis un Américain, éditions 2024
Guillaume Chauchat, dessinateur parisien installé à Strasbourg depuis qu’il a obtenu son diplôme à l’école des Arts décoratifs de la ville (où il enseigne désormais), reconnaît lui-même que son « goût pour la simplicité, la rondeur de la ligne, au service d’une idée » le place dans la lignée de Tomi Ungerer. Sa ligne, aussi claire que vibrante, s’allie volontiers à des aplats de couleur pour raconter des histoires – dans ses BD et ses livres – ou vit en toute autonomie dans des compositions légères et surprenantes.
Des récits jubilatoires
Ce n’est pas qu’avec ses images qu’Ungerer a révolutionné la littérature jeunesse, mais aussi avec ses idées ! Jusque dans les années 1960, à de rares exceptions près, on avait plutôt l’habitude de jolies histoires, parfois un peu simples, où, selon l’expression d’un mauvais français : « tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil ». En somme, il était facile d’identifier les héros et les méchants. Mais que ce soit avec ses Trois brigands ou le Géant de Zéralda, Tomi Ungerer a fait fi des standards. Ses personnages principaux sont grivois et s’amusent même du malheur qu’ils provoquent…
La grosse bête de Monsieur Racine de Tomi Ungerer est un des livres préférés de Gaëtan Dorémus, moquant le sérieux dérisoire du monde adulte face aux bêtises enfantines. Un art de l’histoire irrévérencieuse que cet illustrateur utilise dans ses propres livres. Avec l’écrivain Philippe Lechermeier, il revisite par exemple l’antihéros Till l’espiègle, qui, comme son nom l’indique, se réjouit de page en page de ses coups-fourrés. Vous en connaissez beaucoup, vous, des héros qui tirent la langue à leurs lecteurs ?
- © Gaëtan Dorémus, Trois exploits de Till l’espiègle, éditions Les Fourmis Rouges
- © Aline Zalko, Roméo et Juliette, éditions Magnard
Pour Aline Zalko, c’est plutôt l’impétueux The Party qui a suscité en elle un amour des récits délirants. Une fièvre que l’on peut deviner dans les images flamboyantes de l’artiste, et que l’on retrouve aussi dans ses thématiques ; comme son interprétation chimérique du drame de Roméo et Juliette, ou son recueil entre fantasme et sensualité intitulé Cinquante-Deux.
Une satire percutante
Tomi Ungerer n’a jamais eu peur de dénoncer, même si cela a failli lui coûter sa liberté… The Party, auto-publié en 1966, se moquait généreusement de la décadence de la bourgeoisie américaine, que l’artiste était amené à observer lors de ses années passées à New York. Un juge transformé en monstre avec des rats à la place des yeux ou encore des célébrités vampires : tout ce petit monde en prend pour son grade. Pendant la guerre froide, Tomi donne aussi son avis sur les actions de « Big Brother », comme en témoigne l’affiche Eat, illustrant la violence que cache la liberté tant brandie par l’idéologie américaine. Une critique ouverte, à une époque où régnait la paranoïa, qui lui a même valu un petit séjour en garde à vue !
Le trait agité et les formes presque monstrueuses de Christian Antonelli s’inscrivent dans cet art de la caricature par la déformation physique, qui trouve ses origines dans la presse du 19e siècle et fut perpétuée par des artistes comme Tomi Ungerer ou Ralph Steadman, une autre de ses références. Il a notamment travaillé en tant que caricaturiste pour Dernières nouvelles d’Alsace, Le Point et Marianne, critiquant régulièrement le système capitaliste.
- © Christian Antonelli pour Marianne
- © Peter Gayman
Peter Gayman, dessinateur allemand admirateur de Sempé et Ungerer, a développé un univers aussi doux que moqueur grâce à ses poules, ses cochons et parfois quelques humains, personnifiant avec humour et dérision les travers de la société moderne : (sur)consommatrice, toujours dans l’urgence ou encore qui prône l’individualisme.
Une douce anarchie
Avec son style atypique et haut en couleur (dans tous les sens du terme), Ungerer sait embellir les scènes les plus cocasses, parfois même terrifiantes… Comme cette scène monochrome, une des illustrations concluant l’album Le nuage bleu, qui s’installe après une violente guerre civile dans laquelle tous les personnages présents se poursuivaient avec des haches. S’ils ont ici troqué les armes pour des instruments de musique et des bouteilles de vin, se réunissant dans la joie et l’allégresse, Tomi souligne subtilement que le danger rôde toujours…
- © Tomi Ungerer, dessins pour l’album Le nuage bleu, 2000 / musée Tomi Ungerer – Centre international de l’illustration.
Des grandes scènes unissant des centaines de personnages, noyés dans une apparente liesse, voilà une démarche que maîtrise bien Marino Degano. Cet illustrateur insuffle dans ses délicieuses images, réalisées pour de grands puzzles ou ses bandes-dessinées, un amour du désordre et une douce satire parfois à peine visible. Comme dans ce détail d’une œuvre sur la Forêt-Noire, rendant avec humour hommage au Bollenhut, un chapeau à pompons traditionnel de la région.
- Jeff Pourquié, dessin original pour Vague à lame, 2003
Si Jeff Pourquié découvre l’œuvre de Tomi Ungerer sur le tard, alors qu’il lit ses albums à ses enfants, il se prend de passion pour « l’iconoclasme » de sa série Slow Agony, représentant des témoins de la civilisation dans leur lente décomposition. Dans Vague à lame, par exemple, Pourquié met en images la lutte des populations locales d’une petite ville pour conquérir le dernier terrain vague, alors que celui-ci avait depuis longtemps été oublié avant sa redécouverte fortuite.
Raconter le monde aux enfants comme aux adultes
Les histoires de Tomi Ungerer peuvent être sombres, comme son Otto, une peluche qui subit la Seconde Guerre mondiale… Lui-même ayant grandi entre les feux allemands et français qui se disputaient son Alsace natale, il a donc eu à cœur dès ses premiers livres de dénoncer les horreurs que la haine peut générer, et inviter plutôt ses petits et grands lecteurs à la bienveillance et au partage. Car ces récits portent toujours une grande dose d’espoir ! Son Allumette, inspirée d’un conte d’Andersen, ne s’éteindra pas misérablement comme dans le récit original. Sous la plume de Tomi, elle devient même riche ! Et Otto survivra bien longtemps, passant de bras en bras qu’il réconfortera tout en portant avec lui les stigmates de son histoire.
C’est grâce aux livres de Tomi Ungerer que Béatrice Alemagna a compris qu’on pouvait tout raconter aux enfants : l’amitié, l’amour, les autres, le monde qui nous entoure… Même dans ses aspects les plus terribles ! Ses premiers albums en sont la démonstration, et ont vite propulsé la jeune illustratrice sur le devant de la scène. Elle prend soin d’y raconter ses expériences personnelles, sensibles et parfois difficiles, comme cette petite fille qui passe son temps à mentir dans Gisèle de Verre, écho direct à son enfance. Une manière de désacraliser l’album jeunesse et de libérer la parole.
- © Beatrice Alemagna, Gisèle de verre, éditions Seuil jeunesse / Albin Michel jeunesse
- © Catherine Meurisse, Moderne Olympia, Coédition Futuropolis/Musée d’Orsay Éditions
Catherine Meurisse a non seulement grandi avec les livres d’Ungerer, mais aussi de Quentin Blake, Roald Dahl et Sempé. Leur point commun : cet humour raillant, piquant, aussi bien dans les textes que dans les dessins. Des histoires aux fonds souvent durs, mais que ces artistes savent raconter jusqu’à l’éclat de rire. Une démarche qu’elle exploite dans son travail de caricaturiste, ainsi que dans ses bandes dessinées, comme la Moderne Olympia, une héroïne dont la nudité met en avant l’ambiguïté des figures féminines dans l’art, que ce soit en tant que créatrices ou modèles.
Quand Tomi Ungerer entre dans l’histoire
Tomi Ungerer est pour beaucoup d’artistes une figure emblématique. C’est le seul illustrateur, en France, à avoir un musée à son nom, créé dans la ville de Strasbourg en 2007, grâce aux dons importants de ses dessins originaux et de sa collection depuis 1975. Une gloire méritée qui justifie des hommages nombreux – comme la quasi-centaine d’artistes réunis dans l’exposition « Tomi Ungerer Forever » en 2016 dans son musée, aussi nommé Centre international de l’Illustration –, et même des œuvres entières qui lui sont liées.
- © Hayo Freitag, Les Trois Brigands, 2007
En 2007, Hayo Freitag décide d’adapter sur grand écran le désormais culte Les Trois Brigands. Une version animée qui voit le jour avec la collaboration de Tomi Ungerer, bien que les deux âmes artistiques ne s’entendent pas toujours. Car raconter une histoire dans un livre et dans un film sont deux exercices bien différents ! Le film permit tout de même de relancer la popularité du titre, remportant même le Prix du public 2008 au Festival international du film d’animation d’Annecy.
Anna Haifisch, exposée au musée Tomi Ungerer dernièrement, a quant à elle fait de Tomi un des protagonistes de sa bande-dessinée Clinique Von Spatz, publiée en 2015. Ce centre de réhabilitation pour artistes en panne d’inspiration ou au bout du rouleau accueille d’ailleurs un autre grand nom : Walt Disney, héros de ce récit satirique sous le soleil californien.